Cette prédication d’Antoine Schluchter a été donnée pour le dimanche des Réfugiés. Elle se présente comme un menu avec une entrée, un plat principal et un dessert. L’Evangile nous retourne comme une crêpe, dit Antoine ! Alors ouvrons nos yeux, nos coeurs, nos mains…

Durant le confinement, de nombreux établissements ont proposé des plats à l’emporter allant du menu du boucher à la pizza, en passant par le hamburger de fin de semaine, et j’en passe. Pareil, ce matin, avec l’évangile qui nous propose un menu complet : en entrée, deux miracles ; en plat principal, un envoi en mission. Et en dessert, sobre et digestif, un verre d’eau.

Ce matin, l’évangile vient apaiser nos faims et nos soifs, mais pas comme un banquet sur invitation. Ou alors, une invitation à la sauce évangélique. En allant chercher les gens sur les places, les chemins de traverse, vu que les hôtes habituels ne semblent guère intéressés. C’est le risque de trop-plein qui nous guette, on prend juste deux chips, une toute petite portion et un café. Ou alors, on arrive le ventre, le cœur, l’esprit pleins de tellement de choses.

Ce peut être de de nos problèmes à nous, ainsi qu’à d’autres qui viennent occuper tout l’espace tandis que ceux qui stagnent sur les places ou errent dans les chemins de traverse ont le ventre creux, le cœur lourd et l’esprit aux abois. Il y en a même, on pense à eux aujourd’hui, qui boivent la tasse, qui se noient littéralement.

Ce matin, l’évangile nous retourne comme une crêpe. Car, en effet, ce ne sont pas les serviteurs du roi qui partent à la recherche des invités, mais les invités qui frappent à nos portes ; et cela trouve aussi un écho biblique fort : l’hôtellerie de Bethléem, l’image-choc des violents qui s’emparent du royaume ; le royaume est comme forcé, dit Jésus ; c’est exactement cela.

Aveugle et muet : le réfugié

Voilà pourquoi je vous ai invités à vivre le culte en communion avec les migrants, à écouter les textes bibliques en pensant à eux, en leur ouvrant la porte de nos cœurs. Voilà une façon de se désinfecter avant de passer à table, plutôt que de nous en laver les mains. Des tables, c’est riche symboliquement, à nouveau plus ouvertes depuis quelque temps qui ne sont plus limitées à un nombre restreint ; nous avons accueilli deux réfugiés afghans à Pentecôte, quelle fête !

En entrée donc, deux aveugles criant à Jésus, entendus et guéris ; on peut y associer le cri des migrants sur terre, sur mer, à nos frontières. Il y a aussi un muet, une histoire sans paroles comme il s’en déroule tant. Je pense à un migrant qui a traversé la Méditerranée, ils étaient dix, lui seul a survécu. Il n’a pu le dire que bien plus tard, déposer enfin le fardeau qui le rendait muet et moi, j’étais sans voix ; comme bien d’autres fois.

« Il est possédé par un démon », précise le texte, soit une entité néfaste et extérieure à lui-même prenant possession de son être et coupant ou biaisant la communication avec l’extérieur. Là aussi, on peut faire bien des parallèles avec des situations de migration. Dans un sens, on peut comparer les réfugiés à ces deux aveugles ; ils sont rarement seuls, ils essaient de trouver leur chemin, mais peinent à le voir, ils essaient de s’en sortir. La question est d’oser s’arrêter pour les écouter, comme Jésus. On peut aussi les comparer à  cet homme seul et muet sous le poids de ses épreuves. Pas besoin d’en dire plus.

Aveugle et muet : l’installé

Mais, comme souvent dans l’évangile, comme avec la crêpe, eh bien… n’est-ce pas aussi, n’est-ce pas plutôt moi, nous, l’aveugle, le muet ? On en retrouve un écho dans ces paroles d’un cantique contemporain : « Ouvre mes yeux, Seigneur, aux merveilles de ton amour. Je suis l’aveugle sur le chemin, guéris-moi, je veux te voir. » Qu’est-ce que je ne peux pas voir, qu’est-ce que je ne veux plus voir ? Qu’est-ce qui me bloque, qu’est-ce qui m’empêche, qu’est-ce qui me fait peur ? Quels sont mes a priori, les éléments enfermants de mon histoire, mes tissus nécrosés ?

Nous l’avons expérimenté en ayant un centre de migrants dans notre précédente paroisse.

Pour beaucoup de gens, le premier pas était très difficile, voire impossible : un pas de géant, un fossé infranchissable. Alors qu’offrir un verre d’eau… Pour moi, davantage que mon épouse, c’était dur la première fois : y aller, traverser des salles, saluer des gens, s’immiscer dans leur intimité misérable. Voilà donc pour l’entrée : nous sommes l’aveugle, le muet : l’installé autant que le réfugié. Et cela aussi, dans le fond, c’est une forme de communion, dans le manque.

Sur le socle de la compassion

Le plat principal est aussi un plat de résistance, dans les deux sens du terme : il nous permet de résister à l’usure, il est bien nourrissant. Mais on peut être tentés de résister à l’assimiler, il est un peu dur à avaler. Cette idée d’envoi à la suite de celui des disciples, les Douze dans ce passage. Un envoi qui s’appuie sur les gestes guérissants de Jésus. Des gestes qui se déploient dans son immense compassion pour les foules. Il me semble évident que les réfugiés correspondent dramatiquement à la description : « …fatigués et abattus comme des brebis qui n’ont pas de berger. » Avec, en lieu et place, des passeurs qui tiennent davantage du mercenaire que du bon berger.  

Et puis, comment ne pas être interpellés par ce Jésus bouleversé, ému au plus profond de lui-même, littéralement jusque dans ses entrailles ? C’est tripal. Il se laisse atteindre, sans masque, il se prend la misère postillonnante des foules de plein fouet. Et c’est comme débordé par le nombre… ah, le nombre – plus de 38.000 migrants engloutis dans la Mer jusqu’en 2019 ; bien moins depuis, mais cela n’a rien de rassurant. Il ne peut plus faire face tout seul, il délègue, il envoie, il nous envoie, il se déploie en nous. Avec une mission identique à la sienne : guérir et libérer tout homme de ses infirmités ; tout homme, tout humain sans exception ; tout l’homme, pourrait-on extrapoler. Et Jésus a conscience que son travail ne suffit pas, qu’il faut davantage d’ouvriers. Comme nous y avons été rendus sensibles ce printemps, avec les frontières fermées. Qui cueillera nos fruits et nos légumes ?

C’est là qu’intervient la prière, en soutien à la prise de conscience et à l’envoi concret.

Et là encore, la crêpe évangélique, mes sœurs, mes frères : ces gens qui s’invitent à nos portes ne sont-ils pas, eux, des envoyés du Seigneur ? Pour nous guérir et nous libérer de ce qui nous entrave de vivre, de proclamer le règne : nos suffisances, nos acquis, nos aisances, nos scléroses ? Me revient la foi de ce migrant érythréen qui n’a jamais douté de la bonne main de Dieu. Tout au long d’un parcours qu’il a débuté adolescent et terminé adulte. 

Après l’entrée de la guérison et de la délivrance, après le plat de résistance de la compassion à déployer – et à y goûter, il est irrésistible, ce plat ; il a un sacré – je pèse mes mots – goût de reviens-y – voici donc le dessert, léger et aérien.

Un verre d’eau

Et là, on retourne directement la crêpe avec la succulente image du verre d’eau donné qui rejoint cette expérience que nous faisons tous de davantage recevoir que donner. Le caractère irremplaçable du geste, de l’attention, de l’humble offrande. Dans nos expériences avec ces frères et sœurs du monde, il y a toujours eu un verre d’eau… souvent chaude avec un sachet de thé, un mets local, un morceau de leur vie. Les repas organisés par le Groupe d’Accueil des Migrants chez nous en sont la démonstration : que de générosité !

Et puis, sur l’autre face de la crêpe, nous avons la possibilité d’offrir peu ; un verre d’eau. Mais ce qui vient du cœur, c’est toujours beaucoup. Et du coup, on ne se demande plus sur quel côté de la crêpe on est : on l’enroule, on la mange, on communie. On met ensemble la main dans plat, on renonce à la comparaison pour passer au partage.

Jésus a partagé sa mission avec ses disciples, et ses disciples, de génération en génération, avec nous. À nous de la partager avec ces enfants, ces femmes et ces hommes qui s’invitent chez nous. À nous de leur offrir ce verre d’eau qui guérit, ce regard qui libère, ce cœur élargi.

À nous d’accueillir leur espoir, leur simplicité, leur humanité. Certains par des gestes concrets, d’autres par la prière pour les envoyés. Toutes et tous, chacune et chacun dans le bouleversement d’un cœur compatissant qui entend le cri poussé par celui qui ne voit pas le chemin et perçoit le cri étouffé de celui que la peur paralyse. Ces brebis d’autres bergeries que Jésus veut rejoindre à travers nous. Un menu complet à emporter, à assimiler, un menu aux saveurs du Règne : le goût inimitable de la crêpe évangélique.

Cette prédication a été prononcée en 2020. Elle se base sur les textes bibliques suivants : Matthieu 9.27-10.1 + 10.40-42 et Luc 14.12-23

Le goût inimitable de la crêpe évangélique
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