Cette prédication d’Antoine Schluchter nous fera explorer un lagon inspiré par l’Evangile. Elle équivaudra à tailler la noix de coco tombée au sol avant d’en boire le précieux nectar lors de la cène. Elle se réfère à Matthieu 11.25-30, Zacharie 9.9-10, le Psaume 145.1-2, 8-14 et Philippiens 2.3-4 lus en cours de liturgie.

Nous avons entendu l’évangile de Jésus-Christ mis en mots par Matthieu avec ses trois articulations de l’action de grâce, de l’affirmation et de l’appel. Nous voici prêts à embarquer pour le lagon paradisiaque, dans une aventure aussi étonnante que passionnante qui ne peut que se narrer.

Cela faisait d’interminables jours sans soleil et nuits sans lunes que nous naviguions. La carte reçue nous disait proches du but, mais nous désespérions ; quand soudain… une île. Comme tant d’autres, mais avec un point de lumière aveuglant. Sous un arbre aux branches à fleur d’eau, un frêle esquif frappé des armoiries dorées du Roi de toute humilité : notre embarcation pour pénétrer dans l’espace sacré. Il fallut se faire tout petits pour glisser sous l’épaisse frondaison. Nous retenions notre souffle devant tant de mystère et de beauté insoupçonnée. Serpentant lascivement au son régulier des rames, le cours d’eau claire nous mena jusque vers la lagune du Dieu plein de tendresse, et nous nous mîmes à psalmodier, rêveurs. Mais la découverte n’était pas terminée, il fallait remonter dans la barque. Bien plus loin, bien plus tard, un messager nous exhorta à l’indispensable dépouillement jusqu’à considérer, comme allant de soi, l’autre supérieur à nous-mêmes, nécessité absolue pour atteindre enfin le lagon promis. Le temps de débarquer, les yeux écarquillés, il était là : le Roi de toute humilité. Dans un silence recueilli, avec le sentiment de toucher à l’indicible, nous nous sommes assis en cercle autour de lui. Il a posé sur nous un regard bienveillant, puis ses yeux ont embrassé le ciel et sa voix a retenti dans la cathédrale à ciel ouvert : 

« Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. »

Nombreux étaient donc ceux qui, du haut de leur savoir et de leur position, avaient manqué l’entrée du lagon, parcourant depuis l’étendue liquide en vain, naufragés en désespérance. Sans le moindre doute, nous étions de ces tout-petits des Béatitudes : ces pauvres en esprit, ces affligés, ces assoiffés, ces doux, ces cœurs purifiés. Des fruits de la grâce, nullement de quoi se vanter, juste nous associer à l’action de grâce du Roi de toute humilité dans un élan d’adoration accompagnant la suite de ses paroles :

« Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. »

Touchés au plus profond du cœur, nous méditions en silence notre privilège immense ; il se tourna alors vers nous dans une attitude empreinte de douceur et de solennité :

« Tout m’a été remis par mon Père. Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler. »

Nous l’avions pressenti, nous l’avions compris, de génération en génération, la chaîne ininterrompue de ses témoins nous l’avait transmis. Et en cet instant, la sublime vérité se déployait devant nous. Il est bien le Fils, l’unique à nul autre pareil, celui à qui le Père a tout remis. C’est bien à travers lui qu’il se dévoile à nos yeux ébahis, nous laissant sans voix. Échange admirable du Père au Fils et du Fils au Père, communion de plénitude.

Nous étions envahis d’une torpeur étrange comme les trois à la transfiguration, à la fois pesante et allégée de tout ce qui pouvait nous entraver, inondés de tant de grandeur et paisiblement conscients de notre petitesse. Subjugués, nous gardions une distance mêlée de stupeur et d’admiration. C’est alors qu’il nous fit franchir le fossé pour nous affranchir de toute peine :

« Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau, et moi je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes. Oui, mon joug est facile à porter et mon fardeau léger. »

Comme de vieux lambeaux, nous sentions glisser à nos pieds chacun de nos fardeaux ; nos craintes, nos échecs, nos tensions n’étaient plus qu’un mirage finissant. Chacun de nous se saisit comme d’un trésor inestimable du joug proposé. Joug, perle de grand prix, trésor caché, semence du Royaume tout à la fois. Aucune appréhension de nous placer sous cette pièce de bois aux côtés du Roi. Plus tard, bien plus tard, les humains parleraient de connexion illimitée ; pour nous, jaillissaient en sources fraîches les mots d’harmonie et de communion.

Loin du temps, loin de tout tracas, nous respirions la plénitude du lagon paradisiaque. C’est alors que nous réalisâmes qu’en toute humilité, le Roi nous avait quittés. À l’emplacement où il se trouvait, un évangile ouvert aux paroles qu’il venait de prononcer. C’était donc vrai, nous n’avions pas rêvé. L’un de nous, le berger, le prit dans ses mains, caressa le vieux parchemin ; il suivait du doigt les mots de l’action de grâce, de l’affirmation et de l’appel. Puis, se saisissant du précieux ouvrage, il remonta dans la barque et nous avec. Le retour fut silencieux : qu’aurait-on pu ajouter ?

Une fois la frondaison passée, voici que nous nous retrouvâmes au temple du Sentier, assis à plus ou moins bonne distance les uns des autres, à l’heure où l’on vient célébrer. Le berger n’avait pas quitté l’évangile du lagon : « C’est extraordinaire ce mouvement, c‘est vraiment extraordinaire ! L’action de grâce du Fils qui monte vers le Père et se mue en révélation à nous, les tout-petits : quelle immense bienveillance ! Il nous appelle, fatigués et chargés, à accueillir sa douceur et son humilité et à le laisser marcher à nos côtés. C’est extraordinaire, ce mouvement mû par le seul amour de Dieu. »

Il reprit de plus belle : « Et ce n’est pas tout : cette action de grâce, cette affirmation et cet appel, Jésus les prononce peu après avoir été confronté à des villes entières refusant de croire, dont les habitants n’avaient pas changé après les miracles qu’il avait effectués. Et moi, est-ce que j’ai changé, est-ce que je me suis laissé transformer ? Et notre communauté, cette petite ville de croyantes et de croyants rassemblés ? » 

À nouveau, il s’enflammait : « Et ce n’est pas tout : Jésus est ensuite confronté à la dureté des croyants à propos du sabbat, au mauvais joug du légalisme et des obligations empilées sur les épaules des hommes ; tellement différent de son joug à lui, doux et léger. Vous vous rendez compte ? L’action de grâce, l’affirmation et l’appel de Jésus, le lagon paradisiaque se trouve là, entre un océan d’incroyants et un autre de mal croyants, entre ceux qui refusent son action et ceux qui contraignent les humains. Je crains d’y céder parfois, pris dans cet entre-deux, loin de l’air du lagon. »

Il n’est pas pensable de finir sur cette note sombre si l’on revient au passage. Détail lumineux, il commence par : « En ce temps-là, Jésus… » Un temps tout à fait exceptionnel mais pas unique ; ce temps-là continue à se déployer dans l’aujourd’hui de la grâce. Car oui, nous le savons, nous en vivons : « C’est aujourd’hui, le temps du salut ! »  Nous voici donc invités, sœurs et frères, à venir à Jésus pour recevoir son joug, car c’est aux tout-petits que nous sommes qu’il révèle le Père que Lui seul connaît.

Nous pouvons ainsi quitter le lagon paradisiaque sans craindre l’océan agité du monde. Mais avant cela, maintenant que la noix de coco du lagon est débarrassée de sa gangue, il est temps de se désaltérer au repas de la grâce, en recevant l’invitation du Roi de toute humilité : « venez, car tout est prêt. »

Le lagon paradisiaque

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