Pouvoir donner un sens à sa souffrance est capital : c’est ce qu’Alain Décoppet et Marie-Antoinette Norwich proposent dans cette magnifique méditation à deux voix.

C’est une très grande joie pour la MEB (Mission Evangélique Braille) de présenter, ici, dans le chœur de cette cathédrale, les 44 gros volumes composant la Traduction Œcuménique de la Bible en braille. Les aveugles lisant le braille vont pouvoir désormais accéder à l’ensemble de cette Bible. Pour ceux qui ne savent pas le braille, une version audio est en préparation : le Nouveau Testament est disponible, l’Ancien est en cours. Qu’est-ce qui nous pousse à ce grand effort à la fois financier et humain pour que les aveugles puissent accéder à la Bible ? C’est que nous avons la conviction que la Bible permet aux aveugles d’entendre une Parole de Dieu qui donne un sens à leur vie, leur révèle qui est Dieu et par là leur permet de se situer et de trouver leur place par rapport à Dieu et aux autres hommes.

Pouvoir donner un sens à sa souffrance est capital : c’est ce que le prophète Jérémie a fait pour son peuple :

311 En ce temps-là — oracle du SEIGNEUR —, je deviendrai Dieu pour toutes les familles d’Israël, et elles, elles deviendront un peuple pour moi.

2Ainsi parle le SEIGNEUR :
Dans le désert, le peuple qui a échappé au glaive gagne ma faveur.
Israël va vers son rajeunissement.

3 De loin, le SEIGNEUR m’est apparu:
Je t’aime d’un amour d’éternité,
aussi, c’est par amitié que je t’attire à moi.

4 De nouveau, je veux te bâtir,
et tu seras bâtie, vierge Israël.
De nouveau, parée de tes tambourins,
tu mèneras la ronde des gens en fête.
5 De nouveau, tu planteras des vergers
sur les monts de Samarie ;
ceux qui auront planté feront la récolte.

6 Il est fixé, le jour où les gardiens crieront
sur la montagne d’Éphraïm:
Debout ! montons à Sion,
vers le SEIGNEUR notre Dieu.

7 Ainsi parle le SEIGNEUR:
Acclamez Jacob, dans la joie,
réservez un accueil délirant
à celui qui est le chef des nations !
Clamez, jubilez, dites :
Le SEIGNEUR délivre son peuple,
le reste d’Israël.

8 Je vais les amener du pays du nord,
les rassembler du bout du monde.
Parmi eux, des aveugles, des impotents,
des femmes enceintes et des femmes en couches,
ils reviennent ici, foule immense.

9 Ils arrivent tout en pleurs,
ils crient : « Grâce ! » et je les pousse :
je les dirige vers des vallées bien arrosées
par un chemin uni où ils ne trébuchent pas.
Oui, je deviens un père pour Israël,
Éphraïm est mon fils aîné. Jérémie 31. 1-9

 Ces versets font partie de ce qu’on appelle le livre de la Consolation qui comprend les chapitres 30 à 33 de Jérémie. Ils ont été proclamés dans l’une des périodes les plus sombres de l’histoire d’Israël : nous sommes entre les années 588 et 586 avant Jésus-Christ ; le roi de Babylone a envahi le royaume de Juda, Jérusalem est assiégée. Pendant des années, Jérémie avait averti ses concitoyens que s’ils ne revenaient pas à Dieu, cette catastrophe allait arriver. Maintenant il sait que la ville sera prise, ses habitants massacrés ou emmenés en captivité en exil… Mais là, dans ces moments très sombres, lui qui avait tout le temps annoncé la venue du malheur, transmet maintenant de la part de Dieu un message d’encouragement et d’espérance.

Certes, le peuple d’Israël va subir les conséquences de son refus de revenir à Dieu ; les versets précédant notre passage (Jr 30.23-24), parlent d’une tempête qui va s’abattre sur Juda, mais le prophète voit aussi le jour où « le peuple qui a échappé au glaive » reviendra de Babylone à Sion. Dieu va lui faire grâce, lui pardonner. Ce n’est donc pas qu’un retour physique vers la terre des ancêtres, mais un retour vers Dieu : « Montons à Sion, vers le SEIGNEUR notre Dieu » (Jr 31.6). Dieu ouvre ainsi un accès à sa présence à tous ceux qui reviendront. Et ce qui est extraordinaire, c’est que parmi tous ceux qui reviennent, Jérémie voit des aveugles, des impotents, des femmes enceintes, des femmes en couche. Que viennent faire ces aveugles, tous ces gens handicapés, fragiles ou fragilisés, tous ces laissés pour comptes… dans cette foule immense qui rentre de Babylone à Juda. 

Ce sont des marqueurs d’espérance. En médecine, un marqueur est une caractéristique dont la présence est signe de l’existence, par exemple, d’un gène donné. Ici, la présence de ces aveugles et autres personnes fragiles est la preuve qu’il y a de l’espérance. En effet, pour rentrer de Babylone en Israël, il y avait un long trajet à parcourir, le terrible désert de Syrie à traverser. Pour se lancer sur ce chemin de retour, il fallait la conviction que l’effort en valait la peine et que c’était possible. Les aveugles qui s’y lançaient était des signes d’espérance pour les autres. Je crois que dans la Bible, les aveugles sont des marqueurs d’espérance, car si eux qui ont de la peine, se lancent dans une action, c’est le signe que c’est possible pour les autres. Dans le récit de la prise de Jérusalem par David (2 Sa 5.6-9), alors que le roi assiège la ville, de l’intérieur, les habitants de Jérusalem lui envoient ce message : « Tu n’entreras ici qu’en écartant les aveugles et les boiteux ». Comment comprendre ce texte ? Plusieurs interprétations sont possibles, mais celle de la TOB, citée ici, laisse entendre que toute la population est bien motivée, tout entière mobilisée contre David, y compris les aveugles, et qu’il lui faudra les écarter pour entrer dans la ville. Ici, comme dans notre passage de Jérémie, ils ont compris qu’il y avait un enjeu important et que cela valait la peine de s’y engager. Jérémie annonce en effet une nouvelle alliance, un peu plus loin dans ce chapitre (Jr 31.31-34), mais cela est déjà clairement annoncé dans la formule d’alliance qu’on trouve au début de ce chapitre : « En ce temps-là, je serai le Dieu de toutes les familles d’Israël, et eux seront mon peuple » (Jé 31.1). 

Dans cette nouvelle alliance, les aveugles et autres handicapés auront un accès direct à Dieu. Dans l’ancienne alliance, la Torah protégeait certes les handicapés contre ceux qui auraient voulu profiter de leur handicap pour les berner, mais elle leur interdisait d’être prêtre, donc de s’approcher de Dieu. Dans la nouvelle alliance, l’accès à Dieu leur est ouvert : Jésus est bien dans cette ligne en racontant la parabole des invités aux festins lue tout à l’heure (Lc 14.16-24). Et dans le récit de l’entrée de Jésus à Jérusalem, tel qu’il nous est raconté par Matthieu (21.1-15), les aveugles et les boiteux sont entrés dans le temple, lieu de la présence de Dieu, avec les enfants qui criaient « Hosanna ! »

Dans les siècles passés, l’Église a été souvent un précurseur pour aider les aveugles et leur faire la charité, et il ne faudrait pas oublier cela, car ce fut un progrès pour les personnes handicapées ou fragilisées. Il n’y a qu’à aller dans des pays où l’Évangile n’a pas marqué la culture comme chez nous, pour voir le sort qui leur est réservé… Mais les aveugles ont fréquemment reproché aux chrétiens que cette manière de leur faire la charité était souvent humiliante. Saint Vincent de Paul était très conscient de ce problème, quand, instruisant ses filles de la charité, il leur disait : « Les pauvres à qui vous faites la charité, aimez-les tellement qu’ils vous pardonnent la charité que vous leur faites ».

Mais Jésus va plus loin : en leur ouvrant les portes du temple, il leur donne un accès direct au service de Dieu. Si l’Église sait généralement assez bien prendre soin des aveugles, en revanche, elle a assez de peine à leur faire une place dans le service de Dieu. Bien sûr, les contraintes budgétaires auxquelles elles sont confrontées ne les encouragent pas dans ce sens. Mais je crois qu’elles se privent ainsi de richesses que le Seigneur aimerait leur donner. Un ami m’a raconté avoir connu, dans les années 1950, un responsable provincial de l’ordre des Carmes qui avait eu un AVC et était diminué dans sa capacité de travail. Mais ses frères l’avaient quand même choisi comme provincial parce que c’était un homme de prière et doué d’une grande sagesse et d’un grand discernement spirituel. A leurs yeux, cela valait plus que des compétences techniques. Heureuse l’Église qui sait, comme le Seigneur, regarder au cœur et ne s’arrête pas à ce qui frappe les yeux (1 S 16.7).

La force des handicapés et des fragilisés est qu’ils apprennent à compter sur le Seigneur pour vivre leur vie chrétienne. Ce n’est pas qu’ils soient plus saints que les valides, mais ils y sont en quelque sorte contraints. Leur handicap devient une force, un atout. « Heureux les fêlés, car ils laissent passés la lumière » dit avec humour une béatitude moderne… mais ça fait réfléchir !…

Quand un handicapé frappe à la porte d’une Église, cela n’est pas si simple, cela peut poser des problèmes, demander de l’imagination. De l’imagination, il en a fallu à la Communauté de Saint-Loup, quand, il y a quelques dizaines d’années, Sœur Violette, une diaconesse infirmière, a commencé à perdre la vue. Je l’ai connue au début de mon ministère, il y a bientôt quarante ans. Sa cécité ne lui permettait plus de travailler comme infirmière, alors la communauté lui a confié l’aumônerie des malades. Elle les visitait au chevet de leur lit, les écoutait et leur apportait une parole de réconfort. Je l’entends encore raconter que son handicap visuel était devenu un atout entre les mains de son Seigneur. « En effet, disait-elle en substance, quand je rencontre un malade, je ne peux pas le juger ou le cataloguer d’un regard. Il ne se sent pas enfermé dans mon regard et ose se confier plus librement… »

Je vais maintenant laisser la place à Marie-Antoinette Lorwich, malvoyante, qui est aumônière de rue à Payerne et à Moudon au service de l’Église catholique. Elle vous dira comment son handicap est un atout entre les mains de son Seigneur pour le service des marginaux et des gens de la rue…

Alain Décoppet

Perdre la vue, c’est perdre ses repères. On devient comme les exilés de Jérémie qui sont mis à l’écart, en marge de la société. On se sent fragiles et vulnérables, et on commence à se poser un certain nombre de questions. Que vais-je devenir ? Que vais-je faire à l’avenir ? Mes interrogations étaient surtout professionnelles. Je travaillais dans une banque et ne pouvais plus exercer ma profession. Je me suis donc tournée vers des métiers qui pouvaient être exécutés par des malvoyants ou aveugles, puisque c’est ainsi que mon avenir se dessinait. Mais, pendant que je cherchais un métier, c’est une vocation que j’ai trouvée. Dieu m’a rejointe et m’a appelée à travailler auprès des plus pauvres, des plus fragiles.

Je ne serai jamais assez reconnaissante à l’Église Catholique du Canton de Vaud de m’avoir ouvert les portes et accueillie avec mon handicap. Je ne sais pas si c’est du courage ou de l’audace qu’ils ont eu, car je ne vois qu’à 10 % ; mais ils ont entendu mon appel à travailler dans la rue auprès de personnes souffrant de dépendances, telles que l’alcoolisme ou la toxicomanie, ou de maladies psychiques. On y rencontre aussi un grand nombre de personnes seules à la recherche de liens. Je ne développerai pas ici ce que j’ai mis en place pour aller à la rencontre de ces personnes, car lorsque je me rends à la gare, je ne fais aucune différence entre un passager CFF et une personne en fragilité. Aujourd’hui, ce n’est pas moi qui les cherche, c’est eux qui me trouvent et me reconnaissent.

Je crois profondément que nous, les handicapés de la vue (malvoyants ou aveugles), avons une grande force, si en plus nous sommes croyants : c’est celle de pouvoir voir avec les yeux du cœur, les yeux de Dieu :

  • Les yeux qui ne jugent pas
  • Les yeux qui aiment sans condition
  • Les yeux de Miséricorde qui savent que Dieu a déjà tout pardonné

Pour voir de cette manière, il faut oser se laisser regarder par Dieu et transformer par son Amour. Ainsi, quand on s’approche de ces personnes avec ces yeux-là, une grande confiance s’installe entre nous. La confiance est le moteur de l’espérance, et lorsque celle-ci est présente, tout peut ressusciter ! Comme l’a dit St-Luc, l’envie de se rendre au festin revient. Le désir, le sens de la vie, de nouveaux projets peuvent naître. C’est une grande joie de pouvoir accompagner toutes ces personnes que Dieu met sur ma route et avec lesquelles je noue de vraies relations fraternelles.

Je terminerai en citant St-Exupéry qui avait écrit : « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Aujourd’hui, j’ai deux essentiels dans ma vie : celui de voir avec les yeux de Dieu et celui d’écouter la voix/voie du Seigneur.

Marie-Antoinette Norwich

CECCV – Célébration de dédicace de la TOB 2010 en braille

Cathédrale de Lausanne – 3 juin 2018